Le colloque intitulé « Le management, la philosophie politique et la liberté d’obéir » a rassemblé des communications qui ont exploré les liens complexes entre philosophie, science politique et management contemporain. Ces travaux s’inscrivaient dans une dynamique interdisciplinaire et interrogeaient les modalités d’organisation, de pouvoir, et de rapport à l’autorité dans des contextes variés. Trois axes se sont dégagés : l’interdisciplinarité des approches, le rapport au bien commun, et la qualité de la recherche.
Ce colloque s’est distingué par sa capacité à mobiliser des disciplines variées, de la philosophie à la sociologie en passant par les sciences de gestion et l’anthropologie. Plusieurs communications ont mis en avant l’évolution historique et conceptuelle des notions d’autorité et d’obéissance. Par exemple, les analyses de Hannah Arendt ont été mobilisées pour comparer l’autorisation rationnelle dans la philosophie antique à l’impératif managérial contemporain. Ce parallèle a souligné une transformation de l’autorité en science appliquée, prétentant incarner une rationalité universelle. L’étude des pratiques organisationnelles a mis en évidence des mécanismes de dé-subjectivation, comme l’illustre la mise au placard ou les évaluations de performance. Ces processus, présentés comme neutres, se sont révélés être des instruments de pouvoir déshumanisants au profit de logiques productivistes. Enfin, les apports d’autres penseurs du « Sud » ont décentré les perspectives européennes, mettant en lumière des logiques communautaires et culturelles souvent absentes des modèles occidentaux de gouvernance.
Cette interdisciplinarité a permis de croiser des méthodologies variées et de proposer une lecture renouvelée des enjeux contemporains d’organisation et de gestion.
Le colloque a fait émerger la nécessité de revisiter la notion de bien commun, thème transversal reliant philosophie politique et pratiques organisationnelles. Une communication a mis en évidence le retour à une conception aristotélicienne de la société politique, où les entreprises joueraient un rôle actif dans la promotion du bien commun. En s’éloignant du paradigme strictement capitaliste de Milton Friedman, elles ont été appelées à être des agents de transformation sociale. Simone Weil a dénoncé les formes modernes d’oppression administrative et leur impact sur la liberté individuelle. La bureaucratie, selon elle, substituait l’efficacité technique au débat politique, compromettant ainsi toute possibilité de participation citoyenne authentique. Par ailleurs, les dimensions éliminatoires des pratiques managériales ont été examinées à travers leurs conséquences sur les valeurs et la subjectivité des employés, soulignant un besoin urgent de redéfinir les modes de gouvernance pour réintégrer l’humain dans les dynamiques organisationnelles. En invitant à revisiter la notion de bien commun comme critère central d’évaluation des systèmes organisationnels, les travaux ont appelé à une transformation des pratiques de gestion, les orientant davantage vers la justice sociale et écologique.
Les contributions ont témoigné d’une grande rigueur intellectuelle et d’une diversité méthodologique qui ont renforcé la qualité de la recherche présentée. Plusieurs interventions ont conjugué une analyse conceptuelle approfondie avec des études de cas concrets. Par exemple, la mise en perspective des pratiques d’évaluation individuelle avec les théories critiques de l’obéissance a offert une compréhension nuancée des dynamiques organisationnelles. L’intégration des perspectives philosophiques, psychosociologiques et anthropologiques a permis de contextualiser les phénomènes étudiés, traduisant une appréhension plus complète des tensions entre liberté individuelle et contraintes structurelles. Enfin, les travaux ont inclus des analyses issues de contextes variés (Europe, Afrique, Amérique du Nord), illustrant l’universalité de certaines dynamiques tout en respectant leur ancrage local.
Cependant, cette qualité scientifique s’est accompagnée de certaines limites. Les travaux présentés lors de ce colloque ont ouvert des perspectives stimulantes, mais également des questions non résolues qui appellent à des recherches futures. La critique des organisations est parfois restée théorique, négligeant les contraintes réelles des décideurs et gestionnaires. L’élargissement des perspectives interdisciplinaires pourrait inclure davantage les sciences techniques et environnementales pour mieux appréhender les enjeux écologiques. Parmi les pistes de recherche, on peut mentionner l’exploration de nouvelles formes de gouvernance intégrant pleinement les idéaux d’émancipation individuelle et collective, l’analyse des impacts des technologies de l’information sur la coordination et l’émergence de nouvelles oppressions bureaucratiques, ainsi que le renforcement du dialogue entre les études d’anthropologie culturelle et les théories managériales pour dépasser les modèles occidentaux dominants.
En conclusion, ce colloque a illustré l’importance de réévaluer les pratiques organisationnelles à la lumière des concepts philosophiques et éthiques. Les interactions entre management, philosophie politique et société civile constituent un champ fertile pour des recherches futures, notamment dans l’axe « philosophie, organisations, institutions ». Un tel programme devrait favoriser une compréhension plus cohérente des enjeux contemporains, en mettant l’accent sur des solutions pratiques et des réformes structurelles qui rapprochent les organisations des idéaux de liberté et de justice.
Focus sur la conférence de Pierre-Yves Gomez (EM Lyon)
Introduction :
Le constat initial souligne que la modernité managériale ne vise pas simplement l’obéissance, mais plutôt une forme de soumission. Cette observation nécessite d’être replacée dans un contexte historique, économique et social, afin de comprendre l’évolution de la relation entre l’individu et le travail.
1. La transformation de la relation au travail : de la nature à l’usine
L’émergence de la modernité a bouleversé la condition du travailleur. Avant le XVIIIᵉ siècle, dans une société majoritairement paysanne, l’homme était dépendant des cycles naturels. Les récoltes, sujettes aux caprices de la météo, déterminaient sa subsistance : une mauvaise saison signifiait “pas de récolte : rien à manger”. Cette réalité plaçait le travailleur dans une soumission directe à la nature.
Avec la révolution industrielle, cette dépendance diminue. L’usine remplace les champs, offrant une forme nouvelle de sécurité. Le travailleur, désormais salarié, échange une part de sa liberté contre des garanties : un salaire fixe, indépendamment des aléas extérieurs. Ce passage s’accompagne d’une redéfinition du travail : il devient moins une lutte contre la nature qu’une contribution à un système organisé pour l’efficacité et la productivité. Le travail industriel institue ainsi un “contrat social” implicite où la soumission au système moderne est perçue comme une libération des contraintes naturelles.
Cependant, ce système impose une nouvelle morale : celle du travailleur moderne, dont l’idéal est incarné par l’entrepreneur. Cette figure, libérée des règles traditionnelles, est à la fois indépendante et capable d’imposer ses propres normes aux autres. En ce sens, l’idéologie moderne valorise l’efficacité et la croissance comme finalités ultimes.
2. Les mécanismes du consentement dans le système moderne
Günther Anders analyse comment l’homme moderne en vient à consentir à sa propre soumission. Un exemple frappant est celui du colonel Paul Tibbets, qui a lâché la bombe atomique sur Hiroshima, provoquant la mort de plus de cent mille personnes. Ce cas révèle une dimension essentielle de l’expérience humaine face à l’immensité : l’incapacité à saisir des réalités quantitatives trop grandes. À l’échelle individuelle, tuer un homme est un acte terrible, mais tuer cent mille personnes devient presque abstrait. L’incommensurable se réduit alors à une forme de “rien”.
Ce phénomène s’étend au système capitaliste moderne. À mesure que le système se développe, il échappe à la compréhension humaine. Plus il grandit, plus l’individu perd la capacité d’en saisir la totalité. Cette démesure entraîne une déshumanisation progressive : le travailleur ne perçoit plus le sens ni l’impact de sa contribution. Le système devient un “monstre” impersonnel qui dépasse l’homme, annihilant son potentiel d’accomplissement.
3. Obéissance, soumission et accomplissement individuel
Face à cette réalité, deux réactions semblent possibles : fuir ou détruire. La fuite, assimilée à la lâcheté, et la destruction, associée à la haine et à la violence, ne mènent à aucune solution constructive. Une troisième voie s’offre alors : celle de l’obéissance consciente et volontaire. Contrairement à la soumission subie, l’obéissance peut être une vertu si elle repose sur un choix libre et réfléchi. Elle suppose d’accepter les limites de son champ d’action et de se concentrer sur ce qui est réalisable ici et maintenant.
Ainsi, plutôt que de s’opposer au système dans son immensité, l’individu peut chercher à agir efficacement dans son propre domaine de compétence. Ce repositionnement permet de retrouver du sens à son travail et à sa vie en société. L’accomplissement personnel devient alors possible lorsque l’action individuelle est orientée vers une finalité collective, le Bien commun.
4. Enjeux pour le management et les ressources humaines
La réflexion aboutit à une conclusion essentielle pour le management contemporain : la taille des organisations est un enjeu central. Le caractère démesuré du système moderne conduit à une perte de sens, car l’individu ne peut s’y situer ni comprendre son rôle. Pour éviter cette déshumanisation, il est nécessaire de privilégier des structures à taille humaine, où chaque acteur comprend l’ensemble des tenants et aboutissants de son travail.
Des organisations plus restreintes permettent de redonner à chacun un champ d’action compréhensible et maîtrisable. En redéfinissant les rôles en fonction des capacités réelles des individus, il devient possible de concilier efficacité, accomplissement personnel et contribution au Bien commun.
Conclusion
La modernité managériale, en cherchant la soumission plutôt que l’obéissance, a progressivement déshumanisé le rapport au travail. Toutefois, une prise de conscience permet d’identifier une voie alternative : agir dans son champ de compétence immédiat tout en s’orientant vers le Bien commun. Pour y parvenir, les organisations doivent être repensées à une échelle humaine, favorisant l’épanouissement individuel et collectif dans un système autrefois perçu comme insurmontable.
25 novembre 2024, à l’IPC, 70 avenue Denfert-Rochereau 75014 Paris
Comité d’organisation :
Bernard Guéry (IPC)
Baptiste Rappin (IAE de Metz, Université de Lorraine)
Comité scientifique :
Laurent Bibard (ESSEC)
Jean-François Chanlat (Dauphine-PSL)
Mathieu Detchessahar (Univeristé de Nantes)
Philippe Jacquinot (Univeristé Paris Saclay)
Christine Noël-Lemaitre (Aix-Marseille Université)
Emmanuel Picavet (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Le colloque en chiffres
28 propositions de contribution
22 communications acceptées
214 Auditeurs inscrits (hors étudiants de l’IPC)
Compte rendu réalisé par Bernard Guéry et les étudiants de M1 Management des Ressources Humaines et Organisations